Monday, July 10, 2006

Ce n’est pas toujours un jeu...

Très bon texte de Dany Laferriere concernant "L'affaire Zidane"
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7 h 47: La vie en édito... avec Dany Laferrière
[Le lundi 10 juillet 2006]

Ce n’est pas toujours un jeu...

Je n’ai pas beaucoup dormi de la nuit à essayer de comprendre le geste de Zidane, surtout que les opinions se ressemblaient comme si ce match n’était regardé que par une seule personne.

Plus nous sommes nombreux, plus nous avons tendance à faire le même commentaire. Je doute toujours d’une foule qui parle d’une voix. Et cette voix était désolée pour Zidane. Une fin de carrière indigne de ce grand champion. C’est bizarre, mais ce commentaire me semblait par trop bourgeois.

En fait les gens n’étaient pas vraiment désolés pour Zidane : ils ne parlaient que pour eux-mêmes. Zidane n’était qu’un personnage de ce conte de fées qu’ils se racontaient chaque soir avant de dormir. Il y a à peine un mois, Zidane n’était qu’un vieux joueur fatigué. Aujourd’hui, c’est un chevalier déchu.

Dans les anciennes fables plus sanglantes des frères Grimm, une fin avec un carton rouge était acceptable. Mais aujourd’hui, dans cette étrange époque où tous les humains semblent avoir bu durant leur enfance du lait de Disney, une fin qui ne soit pas rose est inacceptable. Tout doit bien finir. Nous devons aimer nos héros. Avant de les ranger dans le placard des bons souvenirs. Alors qu’est-ce qui reste pour Zinédine Zidane lui-même?

Zidane, c’est un père de famille exemplaire, un homme discret qui a mené une carrière sans faute – ce sont ces qualificatifs qu’on lui a collés comme des médailles.

C’est peut-être vrai, mais au détriment de quoi? Qu’est-ce qu’il a dû avaler durant cette longue carrière avant ce moment fatidique? Qu’est-ce qu’il a dû subir sans rien dire avant de reprendre en main sa vie? De redevenir le jeune garçon fier qui jouait dans les rues de Marseille? Celui dont on ne pouvait se moquer impunément ni de la mère ni de la race?

Marseille, c’est pas une plaisanterie. Le Front National n’est pas loin. Et Zidane est un enfant de cette époque. Il n’a jamais cru dans l’adulation de la foule – ce monstre qui tue ceux qu’il aime. À un moment, il sait qu’il se retrouvera face à un homme qu’il a laissé en chemin depuis longtemps pour la gloire et l’argent et cet homme, c’est lui-même : Zinédine Zidane.

Je ne crois pas que ce joueur italien lui ait dit plus qu’il ne sait entendre. Simplement, il a senti que c’était le moment. Son dernier match, la finale de la Coupe du monde, au dernier moment. C’était le moment ou jamais. Sinon on s’était vendu à jamais. Ne lui parlez plus de dignité.

La dignité, c’est justement le geste de Zidane pour récupérer un peu de son honneur. C’était son moment. Il a tout donné à son équipe. Là, c’était pour lui. Huit secondes sur une carrière de près de vingt ans. Parce que si on ne le fait pas maintenant, ce sera fini. De toute façon il était crevé, et l’équipe pouvait rouler sans lui.

Je crois qu’il y a des moments dans la vie qui n’appartiennent qu’à celui qui les vit. Et à personne d’autre. Ce moment où l’on refuse de jouer, c’est toujours un moment bête aux yeux des autres. Car que vaut l’image de la fierté réclamée par la collectivité face à la fierté intime de l’individu?

Parce qu’on est plusieurs à regarder un jeu, on croit que c’est plus qu’un jeu. Le geste de Zidane, c’est l’intrusion de la lourde réalité dans le jeu. Zidane ne joue plus. Il brise les codes d’un coup de tête.

Je me souviens du geste de Charlebois quand d’un coup de sang il a lancé ses tambours à la face du public français. En France, on s’était étonné d’un tel comportement. Au Québec, Charlebois est devenu d’un coup une icône de la contre-culture. On a senti quelque chose de libérateur dans ce geste. Pour Zidane, ce sera la même chose.

Les jeunes rappeurs vont sûrement introduire dans leurs vidéo-clips les huit secondes où Zidane est sorti du jeu pour entrer dans leur étouffante réalité. Il a rejoint, pour une fois, lui, Zidane, dont le sang-froid était légendaire, ceux qui ne savent pas se comporter en public. Ses frères de rue qui ont encore le sang chaud.


La source ici sur radio-canada.ca

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